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Extrait d'un roman

Un jour c’est toi qu’on laissera
Laisse tomber les filles
Laisse tomber les filles
Un jour c’est toi qui pleureras

 

            Ma danse n’est peut-être pas adaptée pour de la pop si peu rythmée. À croire que cette chanson, destinée aux garçons, s’adresse en réalité aux filles. Éléna a abandonné ses dangereuses contorsions pour tourner autour de moi comme une guêpe. C’est ce que je pensais : les femmes adorent nous provoquer et les chasser ne fait que les blesser.   

Non pour te plaindre il n’y aura
Personne d’autre que toi
Personne d’autre que toi
Alors tu te rappelleras
Tout ce que je te dis là

 

            Les trompettes poursuivent un instant avant de mettre fin brusquement à la chanson. Le souffle court, je gagne la chaise berçante alors qu’elle prend sa bouteille et s’assoit par la suite sur le tapis. La sueur dégouline dans mon dos et couvre mon visage en une fine particule désagréable. Je l’invite à s’installer sur le canapé, chose qu’elle refuse du revers de la main. Elle semble aussi reposée qu’à son arrivée. Ses pieds se balancent sur Sacré Charlemagne, comme une gamine précipitée à sortie de l’école. Elle ressemblerait à une fillette, si ce n’est de sa robe d’un rouge provocant qui est retroussée sur ses cuisses maigrelettes. Je m’en détourne promptement.

– … tu peux voir cet exercice comme une nouvelle étape de franchise.

Déconcentré, j’ai manqué la première partie de ce qu’elle me racontait.

– Hum, vous pouvez répéter ?

Elle soupire :

– Je t’expliquais que la danse est une forme de thérapie pour une personne comme toi.

– En quoi peut-elle me soigner ?

– La propreté est si importante pour toi que le moindre effort physique qui te salit, tu le proscris.

Mon silence ne la perturbe point. Je perds patience.

– Crache le morceau Éléna ! Il y a sûrement une autre raison pour que tu me visites aujourd’hui.

Ses yeux s’illuminent sous ma menace. Pourquoi semble-t-elle si heureuse tout à coup ? Comme si elle lisait dans mes pensées, elle me révèle :

– C’est la première fois que tu me tutoies.

J’ai fait une gaffe. J’ignore pourquoi, mais mon instinct me dit que cette soudaine proximité peut mener à ma perte.

            – Je suis venue ici pour te rappeler que la vie, malgré ta peur, continue.

            – Je le sais, Éléna.

            Elle se lève et s’approche pour mettre sa main sur mon épaule. Pour être à ma hauteur, elle se penche. Son visage se trouve trop près du mien.

            – Pourquoi ne retournes-tu pas au travail ?  

            – Je ne peux pas tout de suite. Jeudi serait impossible. Je reviendrai au travail sûrement ce vendredi.

            La pression de sa main est désagréable, comme si elle cherchait à m’enfoncer dans mon siège. D’aussi près, l’odeur sucrée de la vanille m’empêche de respirer correctement. Les yeux fixés aux miens, elle m’annonce sa future visite :

            – Dans ce cas, je vais passer. Vérifier que tu tiens bien parole.

            Que dire autre que je n’en ai pas envie ? C’est le temps de mettre fin à cet entretien. Je me dirige vers l’entrée et patiente jusqu’à ce qu’elle me rejoigne. Elle enfile ses escarpins, s’éternisant pour une action aussi simple. Enfin prête, elle passe le seuil.

            – Bonne journée, Lucas.

            Elle souffle un baiser vers ma direction et disparait derrière la porte. Le claquement de ses talons retentit encore un moment dans le couloir avant de s’évanouir pour de bon.

            J’ai l’impression que le jour est déjà bien entamé alors qu’il sera midi dans huit minutes. La sueur s’est asséchée, devenant une seconde peau sur mon corps. J’ignore les frissons qui s’emparent de moi ; je me doucherai après avoir effectué le ménage. Tout a l’air en ordre, si ce n’est du cadre qui n’est pas positionné correctement. Décalé du centre, l’objet semble me défier de le prendre de nouveau.

            Combien de fois ai-je observé le sourire éclatant de bonheur de mère ? Mes doigts glissent sur la vitre, essuyant la trace laissée par Éléna.

            Dégoûté, je dépose la photographie. 

            C’est fou à quel point une image peut mentir.

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